Theo Romain
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Théo Romain-Sobota est un artiste du détournement et de la condensation. S’inscrivant dans une certaine lignée du minimalisme et de l’art conceptuel, usant tantôt des logiques du ready-made, tantôt des supports de création numérique (jeux vidéos, intelligence artificielle, impression 3D…), il développe une pratique artistique multimédia pour décortiquer des phénomènes de société. Basé à Lille et diplômé de l’école supérieure d’art du Nord-Pas-de-Calais depuis 2018, il travaille une grande variété de formes – de la sculpture au dessin en passant par la vidéo, l’installation et l’image numérique – mettant ainsi le choix du support au service du propos de chaque œuvre. S’intéressant à des sujets tels que la violence et sa représentation, les processus de censure sur les réseaux sociaux, les jeux de pouvoir, les luttes sociales et la mémoire collective, Théo Romain-Sobota analyse et interroge certains aspects sécuritaires et autoritaires de notre civilisation contemporaine, laissant paraître un positionnement politique à la fois cynique et teinté d’humour.

Sensible aux enjeux et aux histoires propres aux territoires dans lesquels il travaille, l’artiste ancre sa pratique dans des contextes spécifiques, pour opérer un décalage par la suite. À partir d’images de médias, d’actualités, d’éléments du quotidien ou de fragments de paysages prélevés ça et là, il mène un travail d’épuration, de décontextualisation ou de transformation, comme pour nous inviter à considérer les choses sous un angle particulier. Avec des formes simples – où l’on retrouve une certaine esthétique de l’Arte Povera – il pointe le doigt vers le dessous des choses, les coulisses ou les à-côtés, soulignant ce qui lui semble dysfonctionnel ou absurde. Ainsi en est-il par exemple de la construction des infrastructures dédiées à l’accueil des Jeux Olympiques à Athènes en 2004, dont il relève l’aberrante démesure par une installation grinçante (Point de Départ, 2018). Tandis que des morceaux de colonnes antiques coulés dans du béton gisent dans l’espace, des images et une vidéo magnifient les courbes des bâtiments flambant neufs qui ne serviront que le temps d’un été olympique. Entre le chantier bâclé et la modernité architecturale fastueuse, se glisse une ode silencieuse générée par intelligence artificielle, imitant le style d’un aède annonçant la ruine d’une nation dévastée par la crise économique.
Par le détournement d’objets ou la confrontation de plusieurs éléments disparates, l’artiste attire ainsi notre regard sur des constats plutôt amers. À Calais, il choisit de rapprocher l’histoire de la statue Les Bourgeois de Calais (Auguste Rodin, 1895) et l’évacuation des migrants réfugiés dans la « Jungle ». En résulte un ensemble de socles vides (Les Piédestaux de Calais, 2019) inspirés des dessins préparatoires de Rodin – tous refusés par la ville, commanditaire du groupe sculpté – dont les matériaux précaires rappellent ceux des habitats de fortune des émigrés. Avec ce geste de condensation de plusieurs histoires « ramassées » au sein d’un même élément, il suggère, par métaphore, que ce(ux) que l’on refuse ont pourtant leur place sous nos yeux.

S’intéressant aux notions d’injustice, de violence, de contrôle et de surveillance, Théo Romain-Sobota décortique des images, objets et phénomènes d’actualité qui exemplifient ces sujets, comme pour les désamorcer. Ainsi, nombre de ces œuvres reprennent la forme d’armes ou d’outils des forces de l’ordre, mais de façon détournée, proposant toujours un-pas-de-côté, dans une esthétique ambivalente : boucliers anti-émeute exposés tels des toiles monochromes (Shields, 2017), moulages en béton de grenades lacrymogènes devenues inopérantes (GLI F4, 2019) ou lampe-gyrophare de véhicule policier transformée en néon minimaliste (Emmergency, 2020)... autant de faux-semblants s’inscrivant dans le registre de la sécurité et de l’urgence, que l’artiste enraye et neutralise.
Dans un esprit critique et avec une certaine inquiétude, il s’arrête également sur les représentations de la violence sociale et policière. À partir d’images récoltées sur internet, documentant des conflits sociaux récents, l’artiste extrait et reproduit les postures de corps antagonistes (le bon et le méchant) par un dessin d’une précision quasi photographique (Dernière Sommation, 2020). Ce faisant, c’est toute la dimension physique et brutale, mais aussi dramatique voire chorégraphique de ces figures anonymes qu’il nous invite à prendre le temps de regarder. Comme un pendant aux dessins, une vidéo sans images fait défiler devant nos yeux des récits de témoins ayant vécu des traumatismes suite à des affrontements lors de manifestations en France (Pour la première fois, 2020). Entremêlant les paroles de policiers et de manifestants anonymes, l’artiste nous laisse uniquement percevoir la gravité des violences subies, déjouant ainsi le manichéisme des médias.
Les rouages de la censure sur l’espace virtuel que constitue internet sont aussi au cœur des préoccupations de l’artiste. Les images Risky Content et Nipple (2023) soulignent par exemple avec humour les limites de l’utilisation de l’intelligence artificielle pour réguler le flux des images postées sur les réseaux sociaux, censurant régulièrement de façon puritaine les représentations de nus féminins. Avec sa vidéo Hellban.exe (2022-23), c’est l’idée du bannissement virtuel qu’il explore – ou shadowban, phénomène consistant à bloquer momentanément un utilisateur sur une communauté en ligne, sans qu’il s’en aperçoive. Reprenant les codes du jeu vidéo, l’artiste nous présente un personnage isolé sur une île déserte et dont les seules actions possibles (courir, sauter, pleurer, marcher) illustrent l’impuissance. Tel un Philoctète contemporain, héros de la solitude, de la souffrance et de la culpabilité, cet individu bute sans cesse sur l’ennui infini que provoque l’isolement.

Injustice, absurdité, censure, violence, bannissement, ghosting*... les œuvres de Théo Romain-Sobota interrogent sur les rapports humains, dans le monde virtuel comme dans le réel. Car si le premier est impalpable et sans cesse évolutif à mesure que nous inventons de nouvelles technologies, il n’est néanmoins qu’une extension de l’agora où se jouent des activités sociales, culturelles, économiques, politiques, judiciaires... Partout, il est donc affaire de nuance et d’ambivalence dans le travail protéiforme de cet artiste, entre la violence et le calme, le collectif et l’isolement, le virtuel et le réel. Par des formes simples et minimales, condensées ou détournées, il pose un regard critique et acide sur la société, tout en faisant de la place à une certaine poésie.


Par Ninon Duhamel
Mars 2024.

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*Le « ghosting » (ou fantomisation) consiste à ne plus répondre brutalement à son interlocuteur sur un système de messagerie (sms, messenger, whatsapp, etc.), dans le but de le faire taire.